Le maintien du monopole politique et social du PCV au Vietnam
Depuis notre plus tendre enfance, le fait d’avoir le choix nous semble être une évidence : BN ou Petit Prince, cartable avec ou sans roulette, filière S ou ES (le plaisir de la provocation facile), portable pommée ou Sud-Coréen, Paris ou Hô Chi Minh. Les Français aiment avoir le choix. Aussi le pays aux plus de trois cents façons de faire du fromage qu’est le nôtre se devait d’adhérer au système du pluralisme politique.
Le fait de pouvoir choisir aujourd’hui nos gouvernants parmi différents courants politiques nous apparaît comme une évidence, l’un des fondements de notre démocratie représentative.
Or, la révision de la Constitution vietnamienne adoptée le 28 Novembre 2013 à Hanoï maintien le monopole du PCV (Parti Communiste Vietnamien) sur l’ensemble de la vie publique au Vietnam. Elle le renforce même puisque comme le souligne Vincent Surget dans son article, « le parti apparaît comme la seule force motrice du développement du pays ». (La Constitution de 2013 : le socialisme dans l’économie de marché).
Pourtant, à l’occasion des débats qui ont précédé l’adoption de ce texte, la question du parti unique s’est avérée être l’un des points inspirant le plus la contestation et le changement. De là découle toute une série de questions sur lesquelles il ne semble pas vain de se pencher : pourquoi cette volonté de changement ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi l’Assemblée Nationale n’a-t-elle finalement pas introduit le pluralisme politique dans la Constitution de 2013?
Pour bien comprendre les contours du débat et les perspectives d’évolution qu’il nous laisse envisager, il convient de revenir brièvement sur les fondements du pluripartisme à la française et sur ce qui explique que le Vietnam n’ait pas suivi, à son indépendance, un tel modèle.
Les logiques de l’instauration du parti unique au Vietnam
Nul n’est besoin de rappeler que ce sont les principes de centralisation et de concentration des pouvoirs caractéristiques de l’histoire politique française qui ont entre autres inspiré aux révolutionnaires les idées de liberté, de souveraineté nationale et de séparation des pouvoirs. En France, l’idée maîtresse du pluralisme politique se réduit ainsi à l’opposition entre les traditionnelles notions de la souveraineté de l’Etat face à celle de la Nation, à l’opposition entre un centralisme qui dévore l’engagement et l’initiative des individus face à ces derniers, à l’opposition entre la bureaucratie et la démocratie. Le multipartisme apparaît comme une garantie permettant non seulement au citoyen d’intervenir librement sur la scène politique mais également de contrôler les actions des gouvernants par la critique.
Dans ses fondements et en France, l’idée de la dispersion du pouvoir entre des groupes fondés librement vise à la sauvegarde des droits de l’individu, des droits de l’homme et du citoyen. «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression » (art. 2 DDHC de 1789). Le pluripartisme est aujourd’hui profondément ancré dans les rouages politiques français.
Mais au risque de tomber dans des logiques manichéennes stériles, on ne peut ignorer que tout système idéologique est nécessairement contingent. Il ne peut se comprendre et se justifier que dans un contexte spatio-temporel bien défini dont les caractéristiques résultent de la succession d’évènements historiques, de traditions politiques et sociales particulières, bref, d’une réalité qui ne peut être ignorée.
Or l’histoire vietnamienne est radicalement différente de l’histoire française. En premier lieu, Louis XIV, Napoléon, Pétain n’ont pas laissé leur empreinte au Vietnam. L’idée de la centralisation du pouvoir y apparaît beaucoup moins traumatisante qu’en France. Le Vietnam n’a pas non plus connu les dérives des Parlements européens ayant renforcé l’idée de la nécessité de doter l’opposition politique de prérogatives fortes. En 1945 lorsqu’Hô Chi Minh proclame l’indépendance du pays, puis en 1975 à la fin de la guerre, c’est le socialisme du PCV qui s’impose dans tout le pays. Suivant la pratique stalinienne du Léninisme, le régime fait usage du système du Parti ou de la Coalition unique. Dans cette conception, le Parti n’est que l’« avant-garde du prolétariat », le rôle de ce dernier ne devant en principe n’être que temporaire. Le système du Parti unique n’est en effet pas un postulat de la doctrine marxiste-léniniste. Ce n’est qu’un outil transitoire auquel entendaient recourir certains régimes en vue d’organiser et de permettre la mise en place du communisme.
Par ailleurs, le Vietnam a incontestablement connu une histoire tourmentée du fait des innombrables envahisseurs s’y succédant pendant les deux derniers millénaires : Chinois, Khmers, Mongols, Chams, Français, Américain. Et les disparités de se creuser un peu plus au travers du pays à l’occasion de chacun de ces évènements. A la réunification de 1976, on peine à voir dans la population vietnamienne une véritable Nation au sens sociopolitique du terme. Le PCV apparaît alors comme une « formule miracle » permettant de garantir la cohésion nationale et de donner l’image d’un peuple uni et solidaire. On comprend que la question du multipartisme ne semble même pas être envisagée.
Enfin et bien loin de la conception que l’on peut parfois avoir sur le système du parti unique des pays socialistes, le PCV a su faire évoluer le modèle marxiste-léniniste et l’adapter aux évolutions économiques et sociales de la seconde moitié du XXe siècle, tout en maintenant son monopole sur la vie publique vietnamienne : reconnaissance progressive du droit de propriété privée et de la liberté d’entreprendre, ouverture économique avec la mise en place de la politique du Doï Moï, droit à l’éducation et à la santé, liberté de la presse etc. Le système du parti unique a contribué au développement et à la prospérité du pays tout en répondant aux aspirations démocratiques du peuple vietnamien.
Si le monopartisme reste donc inenvisageable en France, il semble en revanche s’être adapté au contexte dans lequel se trouvait le Vietnam au lendemain de la seconde guerre mondiale et à l’évolution qu’entendait alors suivre le pays. Aussi le Vietnam demeure l’un des cinq états contemporain se revendiquant officiellement du système à parti unique (avec le Laos, L’Erythrée, Cuba et la République populaire de Chine).
Pour autant, le Vietnam traverse aujourd’hui une période de turbulence : une bureaucratie régulièrement remise en cause par les mouvements contestataire, un Parti Communiste clivé par des dissensions internes et miné par des scandales, un premier ministre de plus en plus isolé…A cela s’ajoute la crise économique mondiale ayant fait vaciller la croissance économique à deux chiffres du pays, la montée du chômage et la multiplication des faillites faisant redouter une crise sociale. Aussi la question de la réforme constitutionnelle de 2013 a été l’occasion pour une grande partie de l’opinion publique de souligner certaines dérives qu’a connues ces dernières années le système politique vietnamien et de proposer une série de réformes visant à corriger ces problèmes. La question du monopole du PCV sur la vie politique et sociale du Vietnam a été le point central de ces contestations.
Les logiques de l’aspiration au pluripartisme
En décembre 2012 fut ouverte une consultation populaire portant sur la réforme constitutionnelle envisagée. Dans l’esprit des promoteurs de cette consultation, les contributions devaient s’en tenir à des corrections ou à des améliorations du texte d’un projet déjà entièrement préparé.
Par ce vote, le régime cherchait surtout à réaffirmer la légitimité de son pouvoir absolu sur la vie politique, économique et sociale, dans un pays de 90 millions d'habitants, dont quatre millions sont membres du parti unique. Assez rapidement toutefois, les contributions ont dépassé le cadre limité qui leur avait été fixé.
Dès le début 2013, un projet de Constitution entièrement nouvelle, appelé « Contribution du groupe des 92 », était ainsi proposé à la signature de la population. Avant ce texte, sept propositions de corrections du projet du gouvernement avaient été soumises à l'assentiment du peuple vietnamien. Au début du mois de mars 2013, c’est la Conférence des évêques catholique du Vietnam qui proposa sa contribution au projet. Le 1er mai 2013 est publié un manifeste critiquant vivement le rôle joué aujourd’hui dans le pays par le PCV et appelant à rénover totalement le texte constitutionnel.
Le projet présenté par la Conférence des évêques catholiques du Vietnam est certainement le plus aboutit du fait de l’analyse rigoureuse et pragmatique qu’il propose sur l’état actuel de l’organisation politique au Vietnam. L’essentiel de ses critiques porte sur la contradiction profonde qui traverse, selon elle, le texte du projet constitutionnel. Selon elle donc, le principe posé à l’article 4 met en pratique en péril les droits et les libertés que proclame la Constitution et fragilise finalement le principe d’Etat de Droit que se veut suivre le Vietnam depuis 2001. C’est cet article, similaire à l’article 4 de la Constitution de 1992, qui affirme que « le Parti communiste est la force dirigeante de l’Etat et de la société et le marxisme-léninisme est son fondement idéologique ».
Ainsi, le projet gouvernemental consacre tout le chapitre II (articles 15 à 52) aux droits de l’homme, officiellement reconnus dans la Charte internationale des droits de l’homme (10 décembre 1948) signée par le Vietnam : liberté d’expression (article 26), liberté de la création littéraire et artistique (article 43), liberté de croyance et de religion (article 25). Dans le même temps, il affirme que la force dirigeante de la nation tient le marxisme-léninisme et la pensée de Hô Chi Minh comme son fondement idéologique (article 4). Mais si la pensée se retrouve enfermée dans le cadre d’une idéologie, peut-on encore parler de liberté ? Se revendiquer d’une idéologie n’implique pas nécessairement l’interdiction formelle de toutes formes d’expression contraire aux principes posés par celle-ci. Cependant force est de constater qu’en pratique, le gouvernement vietnamien a pu poser certaines limites à cela. La mise en place du « pare-feu du bambou » bloquant notamment l’accès aux réseaux sociaux en constitue certainement le plus illustre des exemples pour les étudiants expatriés que nous sommes. De même qu’on peut s’interroger sur la mise en œuvre de la liberté de croyance et de religion dans la mesure où le marxisme-léninisme est, par nature, une doctrine athée. Evidemment, le principe du monopartisme ne contredit pas par essence celui des libertés individuelles et collectives. Mais la question du cadre qu’il convient de définir s’agissant de l’exercice de celles-ci amène effectivement à s’interroger sur la place que doivent occuper les fondements idéologiques du Vietnam.
Dans le même esprit, le projet présenté par la Conférence des évêques se penche sur l’article 2 du texte constitutionnel. Cet article dispose que le peuple détient l’ensemble des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Dans cette logique, seul le peuple a le droit de juger de la capacité des représentants pour lesquels il a voté. Il a le droit d’en changer lorsque c’est nécessaire. Encore faut-il que celui-ci puisse choisir librement les personnes par l’intermédiaire de qui il entend exercer sa souveraineté donc. Ce n’est que dans ce cas qu’il existe un Etat de droit, « appartenant au peuple, issu du peuple, pour le peuple ». Là encore, il serait trop facile et surtout erroné d’établir un lien de corrélation direct entre parti unique et élections biaisées. Le débat qu’a suscité l’élection opposant Đỗ Mười à Võ Văn Kiệt au poste de chef du gouvernement en 1988 ou encore le vote de confiance ayant visé l’ensemble du gouvernement en juin 2013 témoignent de la transparence que connaît la vie publique vietnamienne. Mais la révélation de scandales ayant pu toucher certains des hommes politiques du pays contribuent à légitimer la critique ici exposée.
Enfin, le projet s’intéresse à la question de l’exercice du pouvoir politique et de la séparation des pouvoirs. L’adhésion à la théorie de la séparation des pouvoirs ne peut se comprendre qu’au regard de l’histoire constitutionnelle particulière des démocraties occidentales et ne saurait s’imposer comme une évidence au Vietnam. Néanmoins, l’absence d’indépendance et de contrepoids entre les pouvoirs politiques a pu conduire à s’interroger sur certaines pratiques. Notamment, la politique du Parti doit être suivie quand bien même elle n’aurait pas été transcrite dans la loi. Si l’article 24 affirme donc que l’Assemblée nationale est l’organe du pouvoir d’Etat le plus élevé, on peut toutefois légitimement se demander qui dirige qui ? L’Assemblée nationale élue par le peuple est-elle réellement l’organe souverain de l’Etat ou n’est-elle qu’un instrument au service d’un parti détenteur du pouvoir ? Dans ce cas, comment le peuple peut-il véritablement exercer sa souveraineté et en contrôler la mise en œuvre ? Le gouvernement aurait tout intérêt à clarifier les fonctions, les attributions et la hiérarchie existant entre chacun des organes étatique s’il veut éviter ce genre d’objections.
Finalement, ce n’est pas tant le système prévu par la Constitution qui est critiqué dans ces projets que la pratique qui pourrait en être faite. La conclusion qu’ils en tirent est sans appel : si on veut couper court à toute ambiguïté, un simple amendement de la Constitution ne saurait répondre aux attentes légitimes d’une partie de la population, c’est à une véritable refonte de celle-ci et à la rédaction d’un texte entièrement nouveau qu’il faut procéder.
L’impact concret des contributions constitutionnelles et les perspectives posées par le débat
Ce développement inattendu de la campagne et le succès indéniable remporté par ces contributions indépendantes au sein de la population ont obligé le pouvoir à renforcer sa propre campagne et à la prolonger jusqu’au mois de septembre (clôture initialement prévue au 31 mars 2013) afin de répondre à ces diverses initiatives non gouvernementales.
Les autorités publiques vietnamiennes ont condamné rigoureusement l’ensemble de ces projets. « Il faut, alors qu'il en est encore temps, lutter contre l’utilisation par certains des contributions au projet d'amendement de la Constitution pour propager des conceptions erronées, pour diviser le bloc uni du peuple tout entier, pour s'opposer au Parti, à l'Etat et à notre régime. » déclarait ainsi Nguyên Sinh Hung, président de l'Assemblée nationale, le 6 mars 2013. La sentence est légitime. Le système vietnamien, s’il a prouvé son efficacité, reste encore très fragile, du fait de sa jeunesse, de la crise économique actuelle, mais également du développement considérable que connaît le pays et des bouleversements permanents que cela engendre pour celui-ci. L’heure n’est pas aux discours clivant susceptibles de diviser la population, de chambouler un peu plus la stabilité étatique et d’affaiblir le pays. C’est donc la Constitution de la République Socialiste du Vietnam amendée, issue du projet proposé initialement par le gouvernement, qui a été adoptée, avec un score de 96%. Le vote de l’amendement prévoyant le maintien du monopole du PCV a quant à lui fait la quasi-unanimité, avec 486 voix sur 488 députés présents, les deux autres s'étant abstenus. Pour autant, il serait erroné de dire que l’effusion intellectuelle provoquée par la réforme constitutionnelle est restée lettre morte.
D’une part, la lettre ouverte de la Conférence épiscopale du 1er mars 2013 a connu une diffusion sans précédant (plus de 11 000 signatures, affichage public dans de nombreux endroits, dont la capitale de Saigon). Or jusque-là, on tendait à penser que c’était plutôt à l’auto censure que s’adonnait l’opposition, craignant d’être accusée de tentative de renversement du pouvoir ou de propagande contre-révolutionnaire. Force est de constater que l’espace publique n’est pas aussi imperméable aux idées venues de l’opposition, notamment au pluralisme politique donc, qu’on a pu le penser. D’autre part, la Constitution de 2013 contient bel et bien des avancées notoires. Le texte reconnaît et renforce le citoyen vietnamien et le rôle qu’il est destiné à jouer dans la vie publique. Il s’efforce de mettre en œuvre des mesures visant à attirer les investisseurs étrangers et s’ouvre toujours plus à l’économie de marché. Or, les interventions de plus en plus importantes des acteurs nationaux comme internationaux dans la vie économique et politique vietnamienne débouchent nécessairement sur l’accroissement des contrôles exercés sur les actions menées par les forces dirigeantes du pays. Selon la pratique qui est faite de la Constitution de 2013 donc, la question du maintien du monopole du PCV sur la vie publique du Vietnam pourrait bien ressurgir.
Si le système du parti unique au Vietnam a permis au pays de se développer sur le plan économique comme social, l’éventualité d’une réforme structurelle à terme n’est désormais plus à écarter. Resterait alors à savoir vers quel modèle s’orienter, celui adopté par les démocraties pluripartites occidentales étant lui aussi miné par les crises et n’en faisant dès lors probablement pas le meilleur des exemples à suivre.