Étude comparative : l’évolution de la responsabilité contractuelle médicale en France et au Vietnam

31 Oct 2022 Alexandre Germouty Dossier thématique

Étude comparative : l'évolution de la responsabilité contractuelle médicale en France et au Vietnam.

 

« Les procès de Nuremberg avaient fait apparaître la nécessité pour les nations de se doter de garde-fous pour éviter à jamais le sacrifice d’êtres humains au nom de la science. Dès cette époque, commençait à se profiler l’un des grands axes de la législation pour les années à venir : la protection des droits fondamentaux au regard des activités médicales et scientifiques »[1] affirme Madame la professeure Frédérique Dreiffuss-Netter. En effet, au sortir de la seconde guerre mondiale, la Déclaration des droits de l’homme française de 1946 proclamait que « la loi garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ». Pendant plusieurs siècles, le médecin dont les compétences se limitaient à une science naissante peu éclairée, était bien souvent impuissant face aux souffrances humaines, et ne pouvait donc pas être tenu responsable de ses échecs. Toutefois, la société actuelle a bien évolué, et les mœurs également. Les grandes avancées médicales ont contribué à changer le regard de notre société sur les éventuelles erreurs commises par un médecin. L’exigence d’une sécurité médicale est désormais devenue primordiale en France, mais égaiement au Vietnam.

 

En effet, le Vietnam a souffert d’une atroce guerre sur son territoire opposant le Nord-Vietnam, soutenu par le bloc communiste, et le Sud-Vietnam, soutenu par les États-Unis. De 1955 à 1975, la guerre du Vietnam est la plus longue guerre du XXe siècle, mais aussi la plus complexe sur le plan géopolitique. Les pertes humaines, militaires et civiles sont considérables. Du côté américain, on dénombre près de 60 000 morts et 350 000 blessés et mutilés. Du côté sud-vietnamien, près de 700 000 morts, dont 430 000 civils, ajoutés aux 1,8 million de blessés et mutilés. Du côté nord-vietnamien, ce sont près de 1 million de soldats qui sont tués, ajoutés aux 900 000 blessés et mutilés. Entre 1945 et 1975, conflit Indochine et Vietnam inclus, ce sont près de 4 millions de civils qui ont perdu la vie, sans compter les guérillas qui ont suivi. La guerre est un temps propice aux avancées médicales, en outre, au vu de l’abondance de sang qui a coulé au sein de ce pays, les mœurs vietnamiennes considèrent désormais qu’il n’est plus supportable de négliger la santé de ses concitoyens. La place de la médecine et la responsabilité des docteurs ont alors été strictement encadrées par le pays. En effet, en vertu de l'article 618 du Code civil vietnamien de 2005 : "La personne morale doit réparer les dommages causés par ses personnes dans l'exercice des fonctions qui lui sont confiées ; si la personne morale a déjà réparé les dommages, elle a le droit de demander à la personne responsable du dommage de rembourser une somme d'argent telle que prescrite par la loi". Au Vietnam, le patient est considéré comme un client du médecin. Un contrat se forme lorsque le patient demande des soins au docteur. Le docteur engage donc sa responsabilité contractuelle en acceptant d’administrer des soins au patient. Ainsi, dans l’éventualité où le traitement échouerait, le médecin sera contractuellement responsable devant son patient, et devra répondre de ses actes.

 

En France, avec l’affaire Thouret-Noroy rendu le 18 juin 1835 par la chambre des requêtes de la Cour de cassation avait initialement considéré que les fautes commises par les médecins dans l’exercice de leur « art » étaient régies par les articles du Code civil relatifs à la responsabilité délictuelle. Près d’un siècle plus tard, l’arrêt Mercier rendu le 20 mai 1936 par la chambre civile de la Cour de cassation marquait une décision historique par laquelle les juges, contre toute attente, ont considéré que la responsabilité médicale devait relever du domaine contractuel. Cet arrêt fondateur a permis une considérable rénovation juridique du domaine médical. La responsabilité médicale occupe une place importante dans le droit administratif, puisque la responsabilité administrative des hôpitaux publics est directement concernée. La responsabilité médicale pénale a elle aussi connu des évolutions. Toutefois, seule la responsabilité médicale civile fera l’objet d’une analyse ici. 

« L’impérialisme médical » ou le « paternalisme médical » qui légitimaient auparavant le médecin à recourir à des essais thérapeutiques dont les opérations n’ont cessé de se complexifier au fil du temps, ne sont aujourd’hui plus acceptable, un mouvement jurisprudentiel a alors été initié afin d’encadrer rigoureusement l’action médicale. Le domaine médical a alors du faire face à de nombreuses évolutions juridiques dont l’ambiguïté des décisions rendues à provoquer un véritable flou juridique du domaine du droit de la responsabilité médicale. Les législateurs et ainsi que les juge français et vietnamiens sont t animés par le désir de protéger la partie faible qui est la victime. Cet objectif est particulièrement bien illustré par l’évolution juridique de la responsabilité médicale qui a permis d’assurer l’autonomie du patient dans ses relations avec son médecin. Toutefois, la toute-puissance de la médecine redoutée par les juristes ne semble plus aussi vraie depuis la crise sanitaire du Covid-19. Le médecin a démontré son impuissance face à certaines maladies, pourtant, la Cour de cassation française s’acharne depuis près d’un siècle à lui imposer de stricts devoirs et obligations médicales. 

Toutefois, l’évolution de l’encadrement de responsabilité médicale en France et au Vietnam n’est-elle pas excessive, de telle sorte qu’elle place les professionnels de santé dans une situation juridique particulièrement défavorable ? 

 

   

 

I. L’ambiguïté juridique du fondement de la responsabilité médicale favorable à la victime 

 

Le fondement contractuel de la relation médicale découvert par la Cour de cassation en 1936 fut assorti d’une charge conséquente d’obligations exigée du médecin (A), le caractère ambigu de l’évolution jurisprudentielle de la responsabilité médicale fut contre toute attente, renforcé par l’intervention du législateur en 2002 et l’instauration d’un régime spécial faisant dès lors coexister plusieurs régimes juridiques complexes de la responsabilité médicale (B).

 

A. La consécration d’une relation médicale contractuelle aux lourdes obligations pour le médecin

 

En vertu de l’arrêt Mercier du 20 mai 1936 rendu par la Cour de cassation, « il se forme entre le médecin et son client véritable contrat ». Les Hauts juges ont d’abord considéré que la relation médicale entre un patient et son médecin, devait être perçue comme un contrat civil, conclu intuitu personae, de manière synallagmatique. Dès lors, un tel contrat devait nécessairement être soumis aux règles de droit commun relatives aux conditions de validité des contrats. Ainsi, un contrat médical exige le « consentement libre et éclairé »[2] des deux parties.  En même temps que la Haute juridiction affirmait le caractère contractuel de la responsabilité médicale, les juges de la Cour de cassation ont précisé les obligations contractuelles du médecin. Ainsi le médecin s’engage à « guérir la malade » ou du moins « lui donner des sons (…) consciencieux et attentifs » sous réserve faite « de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science ». La Cour de cassation a donc établi une obligation de moyens à l’égard du médecin et non de résultat. Les Hauts juges avaient ainsi considéré qu’un médecin avait « manqué à son obligation de moyens concernant le respect des méthodes d’asepsie modernes qu’il devait à son malade »[3]. La responsabilité du médecin ne pouvait donc être engagée qu’en apportant la preuve d’une faute médicale commise par ce dernier. Une telle faute s’apprécie donc objectivement, au regard des connaissances scientifiques et des avancées médicales dont le médecin aurait dû disposer lors de la commission d’un dommage.  

            

            Si la Haute juridiction a d’abord soumis la relation médicale au droit des contrats, la reconnaissance d’un tel rapport contractuel n’a pas été exemptée de toute critique. En effet, de nombreux auteurs se sont opposés à l’idée qu’un tel accord passé entre un patient et son médecin pouvait être véritablement « créateur d’obligations à la charge du médecin »[4]. En effet, « lorsqu'un particulier a recours au service d'un médecin, (...) outre le fait qu'il lui demande un service et s'engage à le rémunérer, il ne discute pas avec lui des obligations auxquelles il entend que le professionnel soit soumis »[5]. Ainsi, le « contrat médical » ne revêt pas les caractéristiques d’un contrat de droit commun, « puisque la liberté́ et la volonté́ individuelle n'ont pas participé à la création des obligations du professionnel, puisque ces obligations ne sont pas d'origine contractuelle, il est difficile de voir dans leur violation une responsabilité́ contractuelle ». La consécration du caractère contractuel de la relation existante entre un médecin et son patient semble avoir été faite de manière opportune afin de favoriser la situation d’une victime qui, auparavant, était limitée dans son action civile en réparation en vertu des prescriptions civiles. L’instauration d’un régime contractuel de droit commun était initialement dans l’intérêt de la victime qui aurait subi un préjudice causé par l’acte fautif d’un médecin. Dès lors, le patient peut invoquer « à l’appui de son action en dommages-intérêts à l’encontre du médecin une méconnaissance des dispositions du Code de déontologie médicale »[6]. La jurisprudence a d’ailleurs précisé les actes du pratiquant pouvant être considérés comme étant fautifs de telle sorte qu’ils puissent engager sa responsabilité contractuelle. Ainsi, le manquement aux devoirs généraux « notamment caractérisés par le non recueil du consentement hors des cas d’urgence ou d’impossibilité ou par une absence de diligence suffisante »[7] est constitutif d’une faute contractuelle. Dès lors, une obligation d’information incombe le médecin afin de « permettre au patient de donner un consentement ou un refus éclairé aux investigations et soins qui lui sont proposés »[8]. Dès lors, la responsabilité médicale a connu une très grande expansion, si l’arrêt Mercier établit une responsabilité contractuelle fondée sur la faute du médecin, le domaine fautif est largement apprécié au regard des obligations qui pèsent sur celui-ci. Outre les obligations d’informations, la responsabilité médicale peut être engagée en raison d’une faute technique qui résulte des « données acquises de la science »[9], la jurisprudence est venue affirmer que « le contrat formé entre le patient et son médecin met à la charge de ce dernier une obligation de sécurité de résultat en ce qui concerne les matériels qu’il utilise pour l’exécution d’un acte médical d’investigation ou de soins »[10]. Les multiples obligations qui pèsent sur le médecin n’ont cessé de croître, le plaçant dès lors dans une situation extrêmement délicate, d’autant plus que la  Cour de cassation a rapidement mesuré l’étendue de la difficulté que pouvait représenter l’apport par la victime de la preuve d’une faute médicale. Ainsi, par un arrêt du 21 mai 1996[11], les juges de la Cour de cassation, ont instauré une présomption de faute en faveur d’un patient qui aurait été victime d’une infection nosocomiale. 

 

            Ainsi, la jurisprudence s’est lancée, depuis l’arrêt Mercier, dans un mouvement intense d’encadrement juridique des relations médicales. Les obligations imposées aux médecins sont diverses et variées, parfois même contradictoires. S’il est déjà délicat d’affirmer avec grande conviction que « nul n’est censé ignorer la loi », il paraîtrait inconcevable de demander à ce que nul ne puisse ignorer la jurisprudence. Toutefois, au regard des nombreuses obligations consacrées par le juge, le médecin a nécessairement dû en contracter une nouvelle, celle de rigoureusement se renseigner de l’actualité juridique. Cette situation croissante de flou jurisprudentiel dans lequel la responsabilité médicale du XXe siècle était plongée, a permis au législateur de considérer opportune, l’édiction d’un régime de responsabilité médicale spéciale. La portée de cette décision est assez ambiguë, il n’est pas certain que celle-ci ait vocation à mettre intégralement fin au caractère contractuel des préjudices subis antérieurement à la loi de 2002, ou si plus restrictivement, le juge entendait limiter cette modification du fondement de la responsabilité seulement au devoir d’information du médecin. Quoi qu’il en soit, l’action législative de 2002 ne semble pas avoir résolu les ambiguïtés juridiques concernant la nature de la responsabilité médicale, au contraire même, il semblerait que la pratique de cette loi ait renforcé la complexité du domaine médical en faisant cohabiter plusieurs régimes différents. 

 

B. La cohabitation de plusieurs régimes de la responsabilité médicale provoquée par l’intervention attendue du législateur  

 

La complexité du droit de la responsabilité médicale s’est intensifiée au fil du temps au vu de la multiplication de décisions ambigües et parfois mêmes contradictoire rendues par la Cour de cassation. À cet égard, alors que la Haute juridiction avait élaboré un principe de des responsabilités[12], et pourtant, après avoir fermement affirmé que la responsabilité médicale reposait sur le domaine contractuel, la Haute juridiction a pourtant précisé, dans un arrêt 8 novembre 2000, que l’aléa thérapeutique devait être exclue des obligations contractuelles médicales. Ces imprécisions jurisprudentielles relatives au domaine médical ont probablement incité législateur à intervenir. Ainsi, l’abandon de la jurisprudence Mercier, pourtant bien établie, a été marqué par l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002. La responsabilité contractuelle de médecin a dès lors était entérinée par un régime « unique de responsabilité civile professionnelle, dépassant le clivage des responsabilités contractuelle et délictuelle et même au –delà des responsabilité civile et administrative »[13]. Cette loi de 2002 poursuit principalement l’objectif d’unifier les règles de la responsabilité médicale et de clarifier une situation jurisprudentielle qui a connu de nombreux bouleversements. À cet égard, un arrêt du 9 octobre 2001 a mis « le feu aux poudres au sujet de la délicate question de l’apparente rétroactivité des revirements de jurisprudence »[14]. En effet, le litige opposait un patient à un gynécologue dont les faits reprochés étaient antérieurs à la nouvelle extension du domaine d’obligation d’information apportée un arrêt du 7 octobre 1998.  Malgré l’antériorité des faits, la Cour de cassation a considéré qu’ «  alors même qu’à l’époque des faits la jurisprudence admettait qu’un médecin ne commettait pas de faute s’il ne révélait pas à son patient des risques exceptionnels », la responsabilité du gynécologue pouvait tout de même être recherchée puisque « l’interprétation d’une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l’époque des faits considérés et nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée »[15]. Dès lors, la responsabilité d’un médecin pouvait être engagée, près de vingt six ans après la commission d’une erreur médicale, qui à la date des faits, n’était pas considérée par la jurisprudence comme constitutive d’une faute médicale. D’une certaine manière, cette décision a pu être interprétée comme la consécration d’une nouvelle exigence attendue de la part du corps médical, ainsi, outre les nombreux devoirs juridiques qui sont imposés aux médecins, ces derniers doivent également anticiper les prochaines attentes juridiques qui seront découvertes dans les années à venir par la jurisprudence.

 

            Cet arrêt a légitimement suscité un « sentiment d’injustice auprès des médecins s’estimant sanctionnés pour avoir fait confiance à la jurisprudence contemporaine de leur action »[16]. La situation controversée et dont le flou juridique est plus que certain, nécessitait encore plus que jamais, l’intervention du législateur dans le domaine de la responsabilité médicale. En effet, un texte législatif aurait permis d’apporter une certaine prévisibilité et lisibilité des obligations qui incombent aux médecins. Toutefois cet objectif de clarté poursuivit par la loi ne semble pas avoir été atteint. En effet, la succession de différents régimes juridiques dans le temps peut bien souvent constituer un problème de droit transitoire. A cet égard, « pour ce qui est des modifications législatives, le rôle de la jurisprudence n’est pas le même selon que celle-ci comporte ou non une date d’entrée en vigueur spécifique. Lorsque c’est le cas, en principe le juge n’a pas de marge de manœuvre. Encore faut-il que la loi soit claire. Tel n’était pas le cas de la loi du 4 mars 2002 » affirme Madame le professeur Frédérique Dreiffus-Netter dans son étude du rapport annuel de 2007 de la Cour de cassation.

 

            Un avis de la Haute juridiction avait considéré que la nouvelle loi relative à la responsabilité médicale avait vocation à s’appliquer aux accidents survenus depuis le 5 septembre 2001, mais également à tous les accidents qui faisaient l’objet d’une instance en cours[17]. Toutefois, le législateur est venu contrarier cette interprétation pour une question de sécurité juridique en limitant l’application de la loi de 2002 aux dommages postérieurs au 5 septembre 2001[18].  La Cour de cassation s’est donc d’abord conformée aux exigences du législateur en appliquant le régime contractuel aux faits antérieurs au 5 septembre 2001[19]. Ainsi pendant près de neuf ans, les professionnels de santé pouvaient voir leur responsabilité contractuelle mais également leur responsabilité médicale, spécialement prévue par la loi de 2002, engagées. Toutefois, par l’arrêt du 3 juin 2010 qui concernait l’action en réparation des préjudices subis par un patient en avril 2001, qui, dès lors devait donc être soumise au régime prétorien de la responsabilité contractuelle médicale, la Cour de cassation a considéré que « l'obligation du médecin d'informer son patient avant de porter atteinte à son corps est fondée sur la sauvegarde de la dignité́ humaine ; que le médecin qui manque à cette obligation fondamentale cause nécessairement un préjudice à son patient, fût-il uniquement moral, que le juge ne peut laisser sans indemnisation ». Dès lors, les Hauts juges ont procédé à un revirement « historique »[20] de jurisprudence en ne visant plus  l’article de la responsabilité contractuelle, mais bien l’ancien article 1382 du Code civil correspondant à la responsabilité extracontractuelle. Désormais, le manquement au devoir d’information n’est plus considéré comme étant une obligation contractuelle. Le juge ordonne alors la réparation d’un préjudice moral ou matériel qui aurait été causé par un manquement au devoir d’information, qui devient donc un devoir extracontractuel.

 

            S’il est certain que l’intervention du législateur en 2002, ainsi que sa pratique législative exercée par la jurisprudence, cherchent nécessairement à rendre la situation de la victime patiente plus favorable, la lourde charge d’obligations imposée aux médecins cumulée au flou juridique dans lequel baigne le principe de responsabilité médicale, semble mener à déséquilibre juridique excessif lors d’une action civile opposant un patient à son médecin. 

 

 

II. La dangerosité d’un excessif encadrement juridique de l’action médicale 

 

Le juge semble parfois prendre des décisions contradictoires, parfois même dépourvues de toute logique juridique afin d’assurer la protection de la victime face aux dommages médicaux (A), en outre, le mouvement de judiciarisation de la responsabilité médicale semble mener à l’exercice « d’une médecine défensive » (B)

 

 

A. La position privilégiée accordée à la victime par la jurisprudence civile résultant d’un sacrifice du principe de sécurité juridique 

 

 

            La complexification du droit de la responsabilité médicale semble se justifier par la politique juridique entreprise par la Cour de cassation de protéger la partie faible, celle de la victime. Ainsi, les obligations d’information découvertes par l’arrêt Teyssier[21] ont connu, il a déjà été évoqué, des précisions jurisprudentielles. Cette obligation trouve depuis 2002 un fondement légal aux articles L.1111-1 et suivants, du Code de la santé publique. Cette obligation d’information s’apprécie largement, elle comprend le droit à l’information sur l’état de santé du patient, mais également des soins qui vont être prodigués, et aussi des risques graves et fréquents lié à un traitement médical. En outre, la loi du 4 mars 2002 codifie au travers de L.1142-1 I du Code de la santé publique, l’obligation de soin initiée par l’arrêt Mercier. Dès lors, les professionnels de santé sont responsables de leurs actes en cas de faute médicale. Il s’agit d’un régime uniforme rattaché à la preuve d’une faute commise par le médecin. Le professionnel de santé doit dès lors délivrer des soins attentifs consciencieux et conformes aux données acquises de la science. Cette obligation de soin a récemment été étendue par un arrêt du 5 mars 2015, par lequel, la Cour de cassation exige du médecin, le devoir de se renseigner avec précision sur l’état de santé du patient afin de prévenir les risques encourus par celui-ci. La loi de 2002 n’assujettit pas intégralement la responsabilité médicale au régime de la faute prouvée, puisque deux exceptions demeurent. En effet, la loi du 4 mars 2002 consacre la prise en charge par la solidarité nationale des dommages résultant d’un l’aléa thérapeutique. Dès lors, la victime dont le dommage survenu à la suite d’un traitement médical ne parviendrait pas à identifier un dysfonctionnement d’un produit de santé, ni même imputer son dommage à une faute du médecin, celle-ci bénéficiera toutefois d’une indemnisation par l’Office national des accidents médicaux géré par l’Etat. Enfin, l’article L.1142-1 du Code de la santé publique exclut de son champ d’application, la responsabilité médicale encourue en cas de défaut de produit de santé qui relève de la responsabilité du fait des produits défectueux introduite par la loi du 19 mai 1998. La victime bénéficie dès lors d’une multitude de régimes développés par les lois mais également par la jurisprudence, sur lesquels elle pourra fonder son action en réparation d’un préjudice issu du domaine médical. 

 

            Les innombrables obligations imposées au médecin ne semblent pas satisfaire le souhait exprimé par le juge de protéger la partie faible puisqu’en effet, le juge a récemment admis la théorie de la causalité alternative qui se révèle être particulièrement favorable à la victime. Il est vrai que la problématique du lien de causalité occupe désormais une place importante au sein de la responsabilité médicale puisqu’il est fréquent qu’un tel lien soit délicat à démontrer pour la victime. Cette difficulté se retrouve notamment en cas d’infection nosocomiale mais également dans l’affaire du Distilbène. La responsabilité in solidum découvert par un arrêt de la Cour de cassation du 4 décembre 1939  a été progressivement étendu au domaine médical. La responsabilité in solidum consiste à considérer que les auteurs potentiels d’un dommage, doivent partager l’indemnisation du préjudice subi par la victime lorsque le lien de causalité n’a pas pu être établi avec certitude. La jurisprudence a d’ailleurs récemment inverser la charge probatoire dans l’affaire Distilbène en condamnant in solidum les deux laboratoires, à charge pour eux de démontrer que le dommage causé ne pouvait leur être imputé[22]. L’affirmation jurisprudentielle d’une présomption d’imputabilité à l’égard des laboratoires fabricants n’a pas été exemptée de toute critique. En effet, P. Jourdain affirme que «  condamner les deux médecin in solidum reviendrait à présumer, outre le lien de causalité, la faute de chacun d’eux, ce qui commence à faire beaucoup »[23]. Malgré les revendications de  P.Jourdain, l’allégement probatoire de la victime ne s’est pas limité à cette extension casuistique. En effet, dans un arrêt dans lequel la victime cherchait à démontrer le lien de causalité entre l’administration d’un vaccin contre l’Hépatite B et l’apparition d’une sclérose en plaque, la Cour de cassation animée par son désir de protection de la partie faible, a admis que la victime démontre ce lien de causalité par des présomptions de fait de l’homme. Dès lors, des présomptions qui seraient « graves, précises et concordantes », suffiraient à établir un lien de causalité. Dès lors, la Cour de cassation s’écarte progressivement de la causalité scientifique, puisque sa certitude peut se satisfaire d’une simple preuve juridique. Un arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union le 21 juin 2017 a invité la Cour de cassation française à recourir pleinement à ce type de raisonnement, et que l’absence de preuve scientifique ne constituait pas une atteinte à la directive européenne relative aux produits défectueux du 25 juillet 1985. 

 

            Ainsi, il semblerait que la judiciarisation que connaît de plus en plus le domaine médical, soit devenu une nécessité exigée non pas seulement par les juristes français, mais également par les juridictions européennes. Bien que cette politique juridique soit louable, elle n’en reste pas moins dangereuse pour le domaine médical qui ne se confond pourtant pas au domaine juridique. 

 

 

B. Les effets pervers d’un mouvement de judiciarisation de la médicine 

 

            Après que l’homme ainsi que ses libertés fondamentales firent l’objet d’expérimentations scientifiques immorales, la situation a désormais été inversée, puisqu’il est affirmé que « la responsabilité médicale est un laboratoire de la responsabilité civile »[24]. Cette affirmation semble particulièrement pertinente au stade de notre étude, puisque le caractère intense des obligations et devoirs imposés aux médecins par la jurisprudence ainsi que les lois, ne peut désormais plus être contesté. Si cet encadrement rigoureux de l’action médicale se justifie par l’objectif de « garantir » aux patients victimes une indemnisation, une ambigüité subsiste néanmoins : le professionnel de santé semble juridiquement malmené depuis l’impulsion du juge par l’arrêt Mercier, il apparaît malaisé d’en saisir les raisons. Il est vrai que la jurisprudence a vocation à s’adapter aux évolutions sociétales ainsi qu’aux nouvelles mœurs, le cours du second semestre traitant de la responsabilité extracontractuelle en est la criante illustration. Il va de soi, que les données scientifiques acquises en 1804 n’ont plus rien à voir à celles que maîtrise la médecine contemporaine de 2020. Le législateur du Code civil napoléonien ne pouvait nullement prédire le cours de l’histoire qui a bouleversé le XXe siècle. Les deux guerres mondiales qui ont marqué le XXe siècle ont permis (malgré elles), de grandes avancées dans le domaine médical. En effet, la gravité des blessures s’étant intensifiées notamment par la création d’armes de plus en plus redoutables, les traitements médicaux ont donc nécessairement du s’y adapter. Il est évident, qu’eu égard aux performances scientifiques dans le domaine médical, les attentes sociétales qui pèsent sur le domaine médical sont désormais particulièrement exigeantes. Face à la méfiance grandissante de la théorie du « paternalisme médical » issu de la reconnaissance sociale du savoir du médecin, le juge ainsi que la loi semble avoir œuvré dans l’objectif d’y mettre un terme.  En effet, la loi Kouchner du 4 mars 2002 est réputée réduire le pouvoir du médecin au profit de l’autonomie du patient. Avant l’intervention attendue du législateur, la jurisprudence poursuivait un objectif de rééquilibrage de la relation médicale dont l’état du droit antérieur à l’arrêt Mercier ne semblait plus convenir aux évolutions de la société. Pourtant, cette adaptation du système juridique de la responsabilité médicale aux exigences de la société contemporaine, n’a pas été entreprise de manière raisonnable par la Haute juridiction de droit commun. La charge conséquente des obligations et des devoirs imposés aux médecins ne semble toujours pas cesser de s’intensifier au vu des récentes décisions déjà évoquées. En outre, la Cour de cassation semble privilégier la protection de la victime en toutes circonstances, elle en vient même à bafouer le principe de  sécurité juridique en rendant des jurisprudences ambigües, contradictoires dont l’application temporelle est extrêmement conflictuelle. Les médecins sont bien souvent des savants, leur degré d’intelligence est le résultat de nombreuses années d’études, mais ne semble pas pour autant justifier de l’infliction d’une telle gymnastique intellectuelle en ce qui concerne leur responsabilité juridique. L’affirmation évoquée par N. Molfessis dans son cours dispensé ainsi que dans sa fiche de TD, laisse envisager que la Cour de cassation ainsi que le législateur procèdent depuis près d’un siècle, à des essais juridiques sur la responsabilité médicale. Le médecin et plus particulièrement, la responsabilité médicale semblent être les cobayes d’expérimentations juridiques semblables à celles qu’entreprendrait un scientifique dans son laboratoire afin de développer un nouveau traitement efficace. 

 

            L’encadrement de l’action médicale dont résulte le mouvement juridique enclenché par l’arrêt Mercier n’est pas acclamé de manière unanime. À titre d’exemple, Didier Truchet, dans son article « la décision médicale et le droit », mettait en garde la Cour de cassation en affirmant que Kelsen ne devait pas pénétrer le foyer d’Hippocrate. En effet, la montée de la « judiciarisation » des soins est susceptible d’entraîner des effets pervers, voir même dangereux. Un tel mouvement semble favoriser le développement d’une « médecine défensive » qui correspond à « une médecine d’évitement dans laquelle la préoccupation des médecins consiste davantage à se prémunir contre le risque judiciaire qu’à dispenser des soins appropriés à leurs malades »[25]. À cet égard, les résultats d’un sondage[26] démontrent qu’environ 76% des professionnels de santé redoutent les conséquences juridiques d’une erreur médicale, et que cette crainte affecte considérablement la qualité des soins qu’ils pouvaient dispenser aux patients. Dès lors, l’encadrement juridique excessif de l’action médicale semble contreproductif, puisqu’elle entraîne l’altération de la pratique médicale. Alors que nos projets, nos rêves, nos ambitions, et tout simplement nos vies reposent sur la capacité du corps médical à gérer la crise sanitaire causée par le Covid-19 que nous traversons aujourd’hui, est-il véritablement souhaitable d’imposer aux médecins, qui se battent sans relâche pour nous apporter un déconfinement tant attendu et la reprise d’une vie normale, une charge judiciaire aussi lourde que celle qui pèse aujourd’hui sur eux ? L’apport de précisions et d’une délimitation du domaine de la responsabilité médicale par la prochaine réforme du droit des obligations extracontractuelles serait le bienvenu. 

 

Alexandre GERMOUTY

Président de l'AJAI de 2021 - 2022

 

 

[1] Avant-propos de l’Etude « La santé dans la jurisprudence de la Cour de cassation », rapport annuel de la Cour de cassation de 2007

[2] Arrêt Teyssier du 28 janvier 1942 rendu par la Cour de cassation

[3] 1ère Civ., 28 février 1984, Bull. 1984, I, n° 77, p. 63

[4] Recueil Dalloz 2010 p. 1801 Feu l'arrêt Mercier ! Daniel Bert, ATER à l'Université de Versailles, Laboratoire DANTE

[5] P. Serlooten, Vers une responsabilité professionnelle, Mélanges Hébraud, 1981, p. 805, spéc. n° 13

[6] Civ. 1ère, 13 mars 1997, Bull. n° 99 rapport annuel p.273

[7] La responsabilité civile des professionnels de santé et des établissements de santé privés à la lumière de la loi du 4 mars 2002 (par Mme Domitille Duval-Arnould, conseiller référendaire à la Cour de cassation) rapport 2002 Cour de cassation

[8] Civ. 1ère, 14 octobre 1997, Bull. n° 278 et 20 juin 2000, Bull. n° 193

[9] Civ. 1ère, 6 juin 2000, Bull. n° 176

[10] Civ. 1ère, 9 novembre 1999, Bull. n° 300

[11] 1re Civ., 21 mai 1996, Bull. 1996, I, n° 219, p. 152, pourvoi n° 94-16.586

[12] Civ. 11 janv. 1922, GAJC, 12e éd. 2008, n° 18

[13] F. Dreifuss-Netter, Feu la responsabilité contractuelle du médecin ?, RCA 2002, chron. n° 17

[14] F. Dreifuss-Netter, Feu la responsabilité contractuelle du médecin ?, RCA 2002, chron. n° 17

[15] 1re Civ., 7 octobre 1998, Bull. 1998, I, n° 291, p. 202 , pourvoi n° 97-10.267

[16] Frédérique Dreiffuss-Netter, Avant-propos de l’Etude « La santé dans la jurisprudence de la Cour de cassation », rapport annuel de la Cour de cassation de 2007 

[17] Avis de la Cour de cassation, 22 novembre 2002, Bull n°5, p.7, pourvoi n ° 02-00005

[18] Article 3 de la loi du 30 décembre 2002 relative à la responsabilité médicale

[19] 1re Civ., 21 juin 2005, Bull., I, n° 276, p. 230, pourvoi n° 04-12.066 ; 1re Civ., 31 mai 2007, pourvoi n° 06-17.888

[20] Pierre Sargos, Deux arrêts « historiques » en matière de responsabilité médicale générale et de responsabilité particulière liée au manquement d'un médecin à son devoir d'information, Recueil Dalloz 2010 p. 1522,

[21] Arrêt rendu le 28 janvier 1942 par la chambre des requêtes de la Cour de cassation (DC 1942. 63 ; Gaz. Pal. 1942. 1. 177)

[22] Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-16.305

[23] P. Jourdain, RTD civ 2017, p.163, Faute médicale dont l’auteur est inconnu : la victime ne sera pas indemnisée !)

[24] Fiche de TD n°19 de N.Molfessis année 2019-2020

[25] La « médecine défensive » : critique d'un concept à succès Janine Barbot et Emmanuelle Fillion

[26] Etude Harris Interactive, du 22 mai 2002, Sigma 2004, n°6


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